jeudi 13 décembre 2007

H'biba

Quand je suis entré dans sa chambre de l'Hôpital Régional, je me suis précipité vers la fenêtre. Je l'ai ouverte. J'ai contemplé le ciel. Le soleil se couchait après une longue journée chaude. Les étoiles commençaient à briller. Le ciel était proche. L'air s'était adouci. J'avais envie de pleurer.

Je la regardais. Elle qui n'a jamais habité les grands bâtiments se trouvait maintenant au dernier étage du plus grand immeuble de la ville. Elle qui a vécu toute sa vie dans les grands espaces et qui a toujours préféré le contact de la terre se trouvait maintenant enfermée dans une petite chambre, attachée par des tuyaux à des machines encombrantes, dans une ville qui lui est étrangère. Elle n'a connu que la campagne paisible et calme, ses yeux se sont nourris de la vue des champs de blé dansant sous la brise douce.

Sans doute il s'agissait de ses dernières heures. Le médecin, une dame de l'Europe de l'est au visage osseux et aux traits graves, avait informé ma mère qu'il faudra prévenir le fils de la patiente. Elle parlait à voix basse, dans un français approximatif. Il ne lui viendrait pas à l'esprit que cette vieille dame mourante n'avait pas d'enfants.

Cette vieille dame mourante était 'Ammti (ma tante). Nous l'appelions tous ainsi, jeunes et moins jeunes, ceux qui étaient réellement ses neveux comme ceux qui ne l'étaient pas.

Impossible de dire son âge avec exactitude. A l'époque où elle était née on n'accordait pas d'importance aux papiers officiels. On se fiait aux hommes, à la parole donnée, aux promesses. Nul besoin de consulter les registres officiels, ceux-là ne racontent pas la vérité. Si on devait s'y fier, 'Ammti aurait aujourd'hui quatre-vingts ans. Tout le monde savait que ce n'était pas vrai. Elle en avait beaucoup plus. Elle est centenaire, même si personne ne pourrait y apporter la preuve.

Très jeune, elle portait son frère cadet sur son dos. Un frère qu'elle dépasse de quelques mois à en croire leurs actes de naissance. Plus surprenant encore, entre elle et son frère cadet il y avait un autre frère. Un valeureux cavalier et poète mort dans la fleur de l'âge emporté par une maladie pendant l'année de la Guirra (la Guerre). Par Guerre entendez : Seconde Guerre mondiale. Le cavalier n'a pas laissé de progéniture. Sa perte était un drame qui ébranla la famille à l'époque et qui laissa des séquelles psychologiques ineffaçables.

Le frère cadet, qui aimait être porté sur le dos de sa sœur aînée était tout bonnement mon grand-père. Ensemble, lui et 'Ammti avaient passé ensemble une enfance insouciante et joviale, bien que marquée par la pauvreté et la dureté des conditions de l'époque. Pendant les années où je l'ai connu, mon grand-père avait un regard intransigeant et ferme que l'on imaginait mal appartenant à un enfant jouant avec sa sœur dans les vastes prairies de leur campagne natale.

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Au milieu des années quarante ma grand-mère a été enceinte quatre fois. Juste après avoir donné naissance à un son quatrième enfant, elle fut hospitalisée pour une pneumonie sévère. Le bébé était livré à son sort, ainsi que son frère et sœurs dont l'aînée avait à peine huit ans. 'Ammti les prit sous son aile. Elle allaitait le petit, de son sein pourtant sec. Elle se réveillait tôt le matin, trayait la seule chèvre capable de donner du lait, le chauffait et le donnait au petit. Elle faisait ensuite des ftayer (pain traditionnel) pour les autres enfants et s'assuraient qu'ils ne manquaient de rien. Elle était leur seconde mère, les entourant de tendresse et de soins. Elle n'avait pas d'enfants.

Ma grand-mère a fini par regagner son domicile même si elle était toujours de santé fragile. Les enfants ont eux gardé cette image de 'Ammti tendre, maternelle et généreuse. Quelques années après, mon grand-père s'est décidé à inscrire le plus aîné de ses deux fils à l'école primaire qui se trouvait à une dizaine de kilomètres de sa demeure. Le petit devait être accompagné par son père ou un de ses ouvriers pour aller à l'école, assis sur une kerrita (charrette) peu confortable, par temps de pluie comme par temps de canicule.

Ce petit-là est mon père.

Chaque matin, inlassablement, après que le petit soit parti à l'école, 'Ammti venait voir mon grand-père : "Il veut aller avec son frère", disait-elle. Elle parlait du cadet. Celui qu'elle a sauvé grâce à son sein et au lait de chèvre. Mon grand-père faisait oreille sourde. Il avait fini par comprendre que l'école ça peut être bien. Si l'un de ses enfants arrivait finalement à lire et à écrire, cela l'aiderait sûrement dans son travail d'agriculteur. Mon grand-père n'était pas illettré, mais ses connaissances se limitaient aux bases de l'arabe et du calcul. Il aurait aimé avoir quelqu'un qui sait s'adresser correctement aux colons français. Quelqu’un qui sait faire les comptes et qui sait lire les journaux. Il entrevoyait déjà les perspectives que pourrait ouvrir l'éducation pour sa famille assujettie depuis des siècles aux caprices de la pluie et aux aléas de la bonté divine. Mais l'école est chère et lointaine. Et si son fils aîné y allait, c'est au prix d'un effort inouï qu'il n'était pas sûr de pouvoir endurer pendant des années.

"Il n'arrête pas de pleurer, il faut l'inscrire lui aussi."

Mon oncle avoue qu'il n'a jamais pleuré à cause de ça. Simple vérité, ou pudeur d'un adulte agacé par une vieille trop bavarde qui connaît trop de choses sur lui ? Impossible à dire. Tout le monde se plaît à l'idée que les larmes de l'enfant inventées par 'Ammti et que mon oncle ne pleurait pas. C’était une ruse de sa part destinée à faire céder mon grand-père. Une ruse qui témoigne d'une sagesse rare, car elle savait que le salut de ses neveux résidait dans la ch'hada (certificat), non dans le labeur de la terre.

Lorsque l'aîné (mon père) était passé en deuxième année, son père a finalement consenti à inscrire le deuxième garçon à la même école. Petite victoire pour 'Ammti, à qui revient le mérite de provoquer une mini révolution. Mon grand-père avait pris les dispositions nécessaires pour que les petits passent quelques nuits par semaine chez des proches qui habitent juste à côté de l'école. Il ne se doutait pas à l'époque qu'une nouvelle ère commençait pour toute la famille, une nouvelle ère qui profiterait aux garçons mais qui ignorerait les filles. Ces dernières restaient en effet à la maison, loin des joies d'une école franco-arabe perdue dans les prairies.

Mon grand-père a eu une longue vie. A quatre-vingt-cinq ans il est décédé. Il était vieux, faible et malade. 'Ammti était à ses côtés. Elle se portait relativement bien. Elle n'a pas arrêté pendant ses dernières années de lui parler comme au bon vieux temps, sans obtenir de réponses. Il était trop vieux pour lui faire la conversation. Et puis un jour, il est parti. J'ai vu le monument humain pleurer.

Elle a vécu sept ans après lui, probablement autant qu'elle a vécu sans lui avant sa naissance.

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Depuis cette chambre d'hôpital je regarde un corps affaibli maintenu à la vie par un simple tuyau. Quand elle souffrait de rhumatismes divers, 'Ammti lançait des "aïe... aïe... aïe..." répétés et monotones. Elle nous racontait que quand elle était jeune, il neigeait souvent dans cette région reculée et montagneuse. Elle sortait alors jouer avec ses cousines pieds-nus, en se jetant des boules de neige. Elle était convaincue que si ses articulations la font souffrir aujourd'hui, c'est parce qu'elle ne se protégeait pas contre le froid dans sa jeunesse, par insouciance, ou par manque de moyens.

Je m’imagine le temps où ‘Ammti jouait encore avec ses cousines. Une époque tellement éloignée qu’elle paraît aujourd'hui presque mythique. En y pensant, dans cette chambre d'hôpital, moi, du haut de mes dix-sept ans, je ne suis qu'un enfant face à ce monument humain qui a traversé le siècle. Je n'étais que l'une des toutes dernières personnes qu'elle a pu croiser pendant sa vie.

Un jour, quelques mois avant sa maladie finale, elle m'a demandé : "Quand est-ce que tu auras ton bac toi ?". J'ai répondu : "Dans à peine deux ans, 'Ammti". J'essayais de lever un peu la voix, car son ouïe avait un peu faibli ces derniers temps. "C'est pas dans longtemps, avait-elle répliqué. Et c'est quoi comme bac ?". Malgré son âge avancé elle était en mesure de comprendre qu'il n'y a pas un bac mais plusieurs. Sans avoir mis les pieds dans une école elle savait que tous les bacs ne mènent pas aux mêmes métiers plus tard. Elle ne pût s'empêcher de m'annoncer son souhait de me voir un jour médecin. Sa santé l'a fait tellement souffrir ces dernières années qu'elle a fini par développer une sorte d'admiration envers les médecins, qui par une piqûre magique étaient capables de la soulager de ses maux. Mais elle ne leur faisait pas complètement confiance. Elle se méfiait de leurs diagnostics compliqués, de leurs mots savants qu'ils prononcent en français et du pouvoir secret qu'ils détiennent leur permettant d'annoncer la vie ou la mort.

Je ne suis pas devenu médecin. Et 'Ammti n'a pas eu le temps de voir mon certificat de baccalauréat.

Elle disait : "Vous savez, tout ce qui m'importe c'est de ne pas souffrir. Je n'ai pas peur de la mort, j'ai peur de la souffrance qui la précède. J'ai peur de vous faire souffrir avec moi". Quand on a cent ans, on ne peut pas s'empêcher de parler de sa propre mort, car la mort devient une vérité trop réelle et son imminence une affaire de temps.

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Après une nuit agitée j'ouvre les yeux pour me trouver debout dans le couloir de notre appartement. Je réalise ce qui m'a réveillé : la sonnerie de la porte d'entrée. J'aperçois la silhouette de mon père ouvrant pour quelqu’un. Les premiers mots que j’entends ce jour-là : "elle est morte". Je ne perçois aucune intonation dans la voix qui annonce la nouvelle. Je me précipite vers la cuisine. J'ouvre la fenêtre. Je bois un grand verre d'eau. Je regarde la belle journée qui s'annonce. Il y a des oiseaux qui gazouillent. Je me dis que, depuis près d'un siècle, les yeux de 'Ammti ont observé le ciel et les nuages, et que pour la première fois depuis un siècle, ces yeux ne verront pas la lumière du jour.

J'ai compris ce jour là que la première réaction face à la mort n'est pas le chagrin. La première réaction est l'incompréhension. Comme si on était soudain extirpé du monde qu'on connaît pour se retrouver tout d'un coup dans un autre. Un monde qu'on ne connaît pas, mais auquel il faudra se résigner.

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Tout le monde l'appelait 'Ammti. Elle s'appelait H'biba. Elle a vécu cent ans. Elle est morte en silence, juste avant l'aube.

dimanche 9 décembre 2007

L'unité et la multitude

Le langage crée l’illusion de l’unité et de la multitude. Dans toutes les langues du monde une distinction systématique est faite entre le singulier et le pluriel. Cette distinction n’est pas uniquement artificielle, plaquée sur la réalité par notre intellect, mais elle est aussi et surtout fausse. Fausse car rien ne nous permet de dire que l’unité et la multitude appartiennent au monde de la Vérité, si on suppose qu’un tel monde existe.

L’illusion de l’unité trouve peut-être son origine dans notre vision égocentrique du monde. Erigé en centre du monde, le Moi est unique et indivisible, ou c’est comme ça qu’on le voit. C’est à peu près la seule manière possible de le percevoir, même si la vérité est toute autre. La vérité, c’est que le Moi, comme Freud nous le dit, est multiple, et cette multiplicité n’est pas uniquement de la richesse et de la diversité au sein d’un même tout cohérent. Cette multiplicité est aussi faite de contradictions entre éléments inconciliables. L’unité du Moi est donc illusion, à moins d’aller chercher un autre sens de l’unité qui inclurait des dualités faite chacune d’un concept et de son opposé. Une unité faite de dialectique hégélienne, donc purement conceptuelle.

L’extrême pauvreté des renseignements que nos cinq sens nous fournissent à propos du monde qui nous entoure ne nous laisse aucune issue sauf de recourir à cet artifice qui consiste à parler de plusieurs choses comme si on parlait d’une seule. Une lettre est une unité. Un mot aussi. Une phrase, constituée de plusieurs mots, chacun constitué de plusieurs lettres peut aussi être considéré comme une unité. Ce sont autant de niveaux de découpage de la réalité, des échelles de l’observation, sans lesquelles l’intellect humain se retrouve incapable de rendre le monde intelligible. Cette nécessité de d’une échelle d’observation se retrouve aussi dans le domaine de la science. Impossible à ce jour de concilier l’infiniment petit et l’infiniment grand. Impossible d’observer et de décrire un phénomène sans le « discrétiser », le découper en unités élémentaires en deçà desquelles on convient que rien n’existe, car rien n’est observable.

C’est peut-être là-dedans que réside le drame de l’être intelligent ; limité par l’expérience sensorielle, il a créé les langues, qui en deviennent aussitôt des pièges, puisqu’elles entretiennent l’illusion d’une contradiction fondamentale entre l’unité et le multiple. Pour couronner le tout, l’être intelligent a placé les mathématiques (forme abstraite la plus aboutie de l’activité intellectuelle) comme voie royale pour expliquer le monde. On oublie au passage que ces mathématiques ne sont rien d’autre que la forme structurée et abstraite de notre expérience primitive avec le singulier et le pluriel. En aucun cas elles ne pourraient nous renseigner sur ce qui est Vrai.