lundi 7 mai 2007

J'ai quitté l'Eglise Cathodique

J'ai été élevé dans la foi cathodique. Mon père voulait le calme absolu dans la maison à 20 h, parce que c'était l'heure de la prière du soir qui s’appelle chez nous le journal télévisé. Ce moment quotidien de recueillement s’intensifiait le weekend avec la grand-messe du dimanche « Dimanche Sports ». Les fidèles les plus pratiquants suivent les matchs à la télé tout l’après-midi et regardent les résumés, les analyses et les résultats du promosport le soir, ce qui fait du dimanche le jour le plus sacré de la semaine. Il faut dire que le foot est le deuxième élément qui constitue notre identité nationale et qu’associer le foot à la télé constitue la plus belle manifestation de foi à laquelle tout croyant peut aspirer.

En dehors de ces moments sacrés, d’autres rites sont moins importants mais se pratiquent dans la plupart des foyers. Le feuilleton égyptien est un rite presqu’exclusivement féminin qui a été remplacé petit à petit par des variantes hispaniques ces dernières années. Les dessins animés constituent un rite d’initiation qui permet aux générations futures de perpétuer les traditions. Faute d’expériences spirituelles dans le monde réel, les adolescents s’adonnent en cachette à des pratiques hétérodoxes que les adultes désapprouvent.

Il serait illusoire de vouloir lister tous les rites pratiqués parce que chacun prie de la façon qu’il choisit et il y a presque autant de sectes que de téléspectateurs (les fidèles se désignent eux-mêmes par ce nom). L’essentiel est que tout le monde reste fidèle aux valeurs qui nous unissent et qui sont incarnées par notre sainte Eglise Cathodique.

Des télés sans tube cathodique ont fait leur apparition ces derniers temps. Les traditionnalistes ont mis en garde contre une dilution de la foi et une perte des valeurs fondamentales que véhicule le tube cathodique. Les réformateurs ont par contre vu en ce changement un signe d’espoir puisqu’il démontre que la foi s’adapte à la modernité. Avec ou sans tube cathodique, pour moi une télé est une télé. Peu importe la forme si le fond s’attache à faire de nous des abrutis, toujours avec le même zèle et la même obstination.

Ce que je vous fais ici est une confession. Je me confie à vous et j’avoue avoir quitté l’Eglise Cathodique depuis quelques années. Ca n’a pas été facile, loin de là. Ca m’a pris des années pour m’assumer en tant qu’athée. La première fois que j’ai douté de ma foi était un soir pendant lequel j’ai joué à Solitaire devant mon ordinateur au lieu de suivre la messe du soir. Je m’absentais de plus en plus des prières en prétextant des devoirs à rendre pour l’école le lendemain. En réalité, je lisais des livres, j’écrivais, ou je sortais rencontrer des amis. J’ai découvert de nouvelles façons de vivre dans lesquelles la télé n’a aucune place. Au début j’avais peur puisqu’on n’a pas arrêté de nous marteler que quelqu’un qui vit sans télé ne peut qu’être corrompu et immoral. Mais j’ai poursuivi mon chemin loin des voies tracées. J’avais toujours une télé chez moi, mais je la regardais de moins en moins. Je ne suivais plus le championnat et cela a levé des doutes autour de moi quant à mon attachement à nos traditions. Je ne savais plus réciter les noms des joueurs de l’équipe nationale de football, ce qui était un signe pour mes amis de mon égarement. Ils cherchaient à savoir si une autre secte ne m’a pas récupéré. Non, je ne me suis pas converti, je n’écoute pas la radio et encore moins les matchs de volley à la radio. Je suis devenu tout bonnement athée.

En réalité ni le foot ni la télé ne pouvaient assouvir ma soif existentielle et répondre à toutes mes questions métaphysiques. Je commençais à voir les gens dans leur fauteuil, télécommande à la main, comme des aliénés qui ont perdu le sens de la vie parce qu’ils l’ont cherché au mauvais endroit, à savoir dans l’Eglise Cathodique.

J’ai découvert qu’il existe d’anciennes façons de prier qui peuvent encore être pratiquées de nos jours : lire un journal, écouter la radio, parler aux gens… j’ai découvert qu’il existe un monde en dehors de celui de la télé. En fait, c’est plus effroyable que ça : contrairement à ce qu’on nous a appris le monde réel n’est pas celui de la télé ! Vous imaginez ? Les gens dans la rue sont plus réels que les personnages du petit écran ! Les voisins de palier existent et ils sont plus importants pour nous que les présentateurs du 20h ! Voilà des vérités difficiles à avouer mais que tout homme honnête se doit d’admettre. Pendant des années, que dis-je, des décennies, on nous a raconté des salades.

Quelques années après avoir quitté la maison de mes parents, j’ai vendu ma télé à une étudiante en première année qui avait peur de perdre ses repères loin du foyer parental. Elle croyait que vivre sans télé équivaudrait à vivre dans le péché. Je n’ai fait aucun effort pour la dissuader de continuer dans cette voie. Quand elle m’a demandé pourquoi je vendais ma télé, je lui ai répondu : « j’en achète une nouvelle, plus grande, sans tube cathodique ». Je vous assure j’ai vu une admiration dans ses yeux qu’aucune autre créature féminine ne m’avait offerte avant.

Mais les temps changent. Aujourd'hui je n’ai plus peur d’être aliéné, je me sens complètement libre. Après 5 mois de sevrage, je me suis achetée finalement une télé et je l’ai laissée éteinte. En effet, la meilleure façon d’humilier une télé, c’est de la laisser éteinte plusieurs jours d’affilée. J’avais besoin d’humilier ma télé avant de l’allumer, elle saura ainsi que je ne l’ai pas achetée par nécessité.

En visite chez ma mère, je décide de la confronter avec la vérité. Sans oser la regarder dans les yeux je lui dis :

- je n’ai pas regardé la télé pendant 5 mois tu sais.

Elle cache son émotion et me répond la voix tremblante :

- Mais maintenant tu en a acheté une nouvelle n’est-ce pas ?

- Oui M’man.

- Et tu vas la regarder tous les soirs, hein mon fils ?

- Oui M’man

Je n’ai pas été jusqu’au bout. C’était trop dur. Je ne peux pas lui dire que je ne regarderai pas la télé tous les soirs. Je ne peux pas lui dire que je ne la regarderai que si j'en ai envie.